Interdépendances, n°84, janvier-février-mars 2012, pp.53-55
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Durant les trente dernières années, le pré carré traditionnel de la souveraineté s’est trouvé de plus en plus soumis à la logique gestionnaire. Le glissement d’un critère décisionnel reposant sur le principe de justice à un standard articulé à l’impératif d’efficacité constitue un révélateur de ce changement de paradigme gouvernemental. Lire l’article
En 1972, un haut fonctionnaire britannique, Desmond Keeling, observa pour la première fois le remplacement progressif de la logique administrative par la rationalité managériale. Définie comme « l’examen, dans un domaine de la vie publique, de la loi, de son application et de sa révision », l’administration anglaise commençait ainsi à faire place à la gestion, entendue comme « la recherche de la meilleure utilisation des ressources dans la poursuite d’objectifs changeants » [1].
Il faut cependant attendre les réformes en profondeur de l’État providence menées dans les pays anglo-saxons dans les années 1980, à la faveur des problèmes budgétaires engendrés par les chocs pétroliers, pour que l’application des principes managériaux à l’action publique franchît un nouveau seuil. Sous le nom de « New Public Management », cet élan réformiste pénétra la majorité des pays industrialisés durant la décennie suivante et se trouva promu à l’échelle planétaire par la Banque mondiale et l’Organisation de coopération et de développement économiques.
Paradoxalement, les promoteurs du New Public Management entendent combattre les maux de la bureaucratie avec les armes du management, alors même que ces deux réalités partagent les mêmes racines symboliques. Ainsi subordonnent-ils l’amélioration des performances de l’État à la mise en concurrence des services publics entre eux et avec des organismes privés, au lancement de « partenariats » entre le secteur public et le privé, à la création d’« organisations semi-autonomes » en charge du « volet opérationnel » des politiques, à la « contractualisation » les agents de l’État, à la multiplication des « contrôles financiers et managériaux », au renforcement des « mécanismes participatifs » faisant des usagers des contrôleurs, ou encore à la promotion des compétents et des méritants.
Exemplairement, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 soumet l’action de l’État français à cette méthodologie managériale qui consiste à remplacer les politiques par des « stratégies » déclinées en « objectifs opérationnels » évalués au moyen d’« indicateurs chiffrés de performance » [2]. Le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de sécurité intérieure (LOPPSI 2) est à cet égard symptomatique. Il ne s’agit pas seulement d’équiper de quelques techniques de gestion à la mode les pratiques de gouvernement régaliennes ; l’activité de l’administration est envisagée explicitement comme une activité de production, la justice constituant un produit à réaliser le plus efficacement possible et dont la fabrication est évaluable grâce à des indicateurs de performance tels que les délais d’attente, les coûts d’accès ou encore la satisfaction des consommateurs. L’idée même qu’il existerait des « modèles de gouvernance » est typique de cette conception du gouvernement comme conformation à un plan rationnel et finalisé.
La diffusion fulgurante du concept de « gouvernance » est elle-même un marqueur de cette ouverture du champ traditionnel de l’Etat à la logique managériale. Vieille de sept siècles, la notion peut être définie dans son sens moderne comme un mode d’organisation qui, à la conception régalienne du gouvernement, préfère la recherche ponctuelle, horizontale et décentralisée d’accords contractuels selon un critère d’efficacité. La gouvernance constitue aujourd’hui un opérateur conceptuel de premier plan pour penser l’organisation des sociétés humaines. Ses usagers, qu’il s’agisse de journalistes, d’universitaires ou de consultants en tous genres, réussissent quotidiennement l’exploit, hier encore impensable, de parler politique sans utiliser les notions ni de public, ni de gouvernement, ni de nation, ni de territoire, ni de pouvoir, ni de souveraineté, mais au seul moyen des termes de procédure, de projet, de décision, de gestion, d’efficacité et de responsabilité.
Dans les faits, les administrations publiques opposent souvent une grande résistance à la diffusion de la logique gestionnaire et son adoption demeure toujours partielle. Le déplacement symbolique qu’elle révèle n’en est pas moins majeur. Voir dans l’Etat une autorité suprême garante de lois générales encadrant la vie commune sans la soumettre à un plan rationnel, ce n’est pas la même chose qu’y voir une entreprise finalisée devant atteindre des objectifs chiffrés de manière efficace. Selon cette seconde perspective, gouverner consiste moins à défendre une population et à punir des criminels qu’à normaliser et contrôler l’ensemble des personnes concernées par l’action de l’Etat. Le pouvoir n’est dès lors plus lié principalement à un titre, une élection, une réputation, un territoire, une force physique ou une propriété, mais bien plutôt à une capacité, des compétences, un plan et une effectivité. A ce titre, le Président de la Commission européenne expliquait par exemple aux parlementaires européens, en février 2000, que « l’efficacité de l’action des institutions européennes est la principale source de leur légitimité » [3].
L’efficacité forme le cœur de cette logique managériale, « le “bien” élémentaire de la science de l’administration, quelle soit publique ou privée », selon l’un de ses illustres panégyristes [4]. Première doctrine managériale véritablement articulée, le taylorisme, également appelé la « méthode d’efficacité », vise à l’usage le plus efficace possible du matériau humain. Cette efficacité tant valorisée par l’axiomatique managériale n’est pas réductible à la logique capitaliste du profit. Introniser la performance comme but et unité de mesure de l’action publique, ce n’est pas la soumettre à la rationalité marchande, mais bien plutôt à la logique technique propre à l’ingénieur. Le management consiste, pour une grande part, en l’application de cette rationalité technique à l’humain.
Il n’est donc pas surprenant que la logique de l’efficacité se diffuse dans le corps social à mesure que les grandes entreprises couvrent de plus en plus de territoires, emploient et servent de plus en plus de couches de populations, et synthétisent de plus en plus de connaissances. Si ces entreprises doivent s’accommoder de systèmes de valeurs, d’atavismes coriaces et de syncrétismes en tous genres, leur simple existence en a généralement réorienté les fondements et modifié les significations. Tant que les sociétés industrielles seront productivistes, on peut présager que l’efficacité y restera une valeur cardinale et l’entreprise leur institution centrale.
Recourant quotidiennement et presque systématiquement à des dizaines d’entreprises (et souvent à autant de machines) pour se nourrir, se vêtir, se soigner, se déplacer, s’amuser, communiquer, assister les membres infirmes et impotents de sa société, élever ses enfants, enterrer ses défunts, bâtir et entretenir son habitat, apprendre, se reposer, se reproduire, aimer ou mourir, l’individu moderne est aujourd’hui fréquemment incité à se considérer lui-même comme une entreprise, ainsi qu’en témoigne le succès de la notion de « capital humain » et l’essor de l’auto-entrepreneuriat dans les sociétés industrielles de marché. A ses yeux, l’efficacité constitue un objectif et un critère généralement plus pertinent que les référentiels de jugement hier et avant-hier privilégiés tels que l’ancienneté, la force, la bonté, l’égalité, la liberté, la légalité et la justice.
On peut bien attribuer les orientations de la réforme des politiques publiques aux excès plus ou moins consentis de technocrates insensibles, nous devons reconnaître que nous portons la logique managériale en chacun de nous. Cet individu gestionnaire de lui-même, n’a-t-il pas notre visage, nos gestes et nos expressions ? Aux fins d’une meilleure efficacité, n’agissons-nous pas régulièrement sur notre apparence, nos sentiments, notre sensibilité, nos manières d’être et de faire, nos émotions, nos besoins, nos motivations, nos habitudes, nos aptitudes, nos connaissances, nos relations sociales, notre identité ou encore sur notre équilibre chimique ? Ne considérons-nous pas tous ces éléments comme des paramètres malléables influant sur notre efficacité générale et devant donc être soigneusement comptabilisés, organisés et contrôlés ?
[1] KEELING Desmond, Management in Government, London : Allen and Unwin for the Royal Institute of Public Administration, 1972, p.34
[2] Cf. « La démarche de performance : stratégie, objectifs, indicateurs. Guide méthodologique pour l’application de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 », juin 2004, rédigé conjointement par le Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, la Cour des comptes, le Comité interministériel d’audit des programmes, la commission des finances du Sénat ainsi que la commission des finances de l’Assemblée nationale
[3] Prodi Romano, « 2000-2005 : Donner forme à la Nouvelle Europe », Parlement européen, Strasbourg, 15 février 2000
[4] Gulick Luther, “Science, Values and Public Administration”, in GULICK Luther H. and URWICK Lyndall F. (Ed), Papers of the Science of Administration, New York : Institute of Public Administation, Columbia University, 1937, pp.189-195, p.192